François BRUNAGEL, ancien chef du protocole du Parlement Européen nous livre quelques considérations pour éclairer le débat. La rencontre au Sommet des représentants de l'Union européenne et du Président turque aurait-elle suscité tant d'attention s'il n'y avait eu un faux-pas protocolaire ?

Faux-pas protocolaire en Turquie ; de l'intérêt du protocole.

La rencontre au Sommet des représentants de l'Union européenne et du Président turc aurait-elle suscité tant d'attention s'il n'y avait eu un faux-pas protocolaire ?

Le 6 avril 2021, Charles Michel, Président du Conseil européen et Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission européenne, se rendent à Ankara pour y rencontrer le Président Turc, Recep Tayyip Erdogan. L'accueil protocolaire se passe bien et puis, au moment d'entrer dans le salon de réception où doit avoir lieu l'entretien, deux fauteuils seulement sont disposés devant les deux drapeaux. Les deux présidents prennent place et Mme von der Leyen, désappointée par l'absence de siège prévu pour elle, reste debout un bref instant, avant de se résigner à prendre place dans un canapé qui fait face à un autre canapé où prend place le ministre turc des Affaires étrangères. Voilà donc la présidente de la Commission nettement "déclassée" et ramenée au rang d'un ministre. C'est à l'évidence une humiliation et il faut marquer du respect pour la Présidente von der Leyen qui, restant néanmoins sur place, n'a pas voulu provoquer un incident et a privilégié la teneur des entretiens à toute autre considération.

Faux-pas protocolaire, brimade intentionnelle, négligence coupable des services ? L'opinion publique soudain prend de l'intérêt pour cette rencontre, s'offusque de la mauvaise manière faite à la Présidente de la Commission, interroge et accuse le protocole. Quelques considérations peuvent éclairer le débat.

1. Les préséances entre les institutions de l'Union européenne et donc entre leurs présidents sont définies par l'énumération des institutions dans les traités. Il n'y a pas de doute, le Conseil européen vient avant la Commission européenne, donc le Président du Conseil européen a la préséance sur le Président de la Commission. Deux remarques : i) le protocole n'est pas genré, il est fonctionnel et l'on ne confond pas courtoisie et galanterie ; ii) les préséances ne créent pas de lien de subordination, simplement une priorité entre égaux.

2. La représentation extérieure de l'Union est assurée par le Président du Conseil (art. 15 du Traité sur l'UE) et la Commission (art. 17), ce qui est indéniablement une source de confusion, surtout si on y ajoute le haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, nommé par le Conseil européen, mais d'office vice-président de la Commission et président du Conseil Affaires étrangères… Peu importe, que ça plaise ou non, la présence des deux présidents, du Conseil européen et de la Commission, était justifiée à la réunion d'Ankara. Il s'agit d'une des particularités de l'Union. Celle-ci n'est pas un Etat, ses institutions sont complexes, mais elles sont connues et il faut s'y adapter. En d'autres circonstances, telles que la cérémonie de remise du Prix Nobel de la Paix aux institutions européennes, ou les funérailles du Pape Jean-Paul II, le Président du Parlement européen venait compléter la représentation de l'UE et à chaque fois, le protocole a tenu compte de cette particularité de l'UE.

3. Le Protocole turc ne pouvait pas ignorer cette particularité, d'autant moins qu'il y a eu des précédents où ça s'est passé sans problème. On ne peut manquer de noter la dissonance entre l'accueil, correct, sur le perron et le placement au salon. On ne peut donc exclure une vexation délibérée à l'égard de la Présidente de la Commission, ou de l'institution qu'elle représente. Elle sera forcément déniée.

4. Le rôle du Protocole. On notera que le service du protocole de la Commission n'était pas du voyage. Sur place, l'Union a un ambassadeur et un représentant du protocole du Conseil était présent à Ankara. Y a-t-il eu une visite préalable, comme il est d'usage à ce niveau ? Ont-ils eu accès à la salle avant la réunion, ont-ils eu l'occasion et la force de faire valoir le rang de la Présidente de la Commission ? Une conclusion s'impose : il ne faut jamais faire l'économie de voyager avec son propre protocole. Si le protocole de la Commission avait été sur place, cette faute ne se serait pas produite.

Je passe sur les ambiguïtés créées par les Traités eux-mêmes, reflets des indécisions entre les Etats membres, mais sources de concurrence et de susceptibilités entre les institutions. S'il s'agissait de démontrer l'unité de vues entre les institutions et la force de leur message à l'égard de la Turquie, rien, par exemple, n'interdisait aux deux présidents d'arriver dans la même voiture et de s'avancer ensemble sur le tapis pour prendre ensuite place, protocolairement selon les préséances, à droite et à gauche du Président Erdogan. Le protocole turc en aurait été informé et aurait dû en tenir compte dans le placement, ou, du moins, le faire valoir auprès de ses autorités.

Je m'arrête sur l'intérêt accordé à cet incident. Il est double.

D'une part, en termes d'appropriation des institutions européennes, les citoyens ressentent péniblement un mauvais comportement à l'égard de la Président von der Leyen. Tout comme ils avaient durement ressenti les vexations infligées au Haut Représentant Josep Borrell lors de son récent voyage à Moscou. On les critique, mais on se sent solidaire de nos institutions !

D'autre part, cet incident démontre l'importance du protocole, qui n'est pas une fantaisie, encore moins une coquetterie au service de gloires personnelles. Il participe pleinement de l'exercice politique en réglant, par le menu, les détails des rencontres entre entités souveraines, respectueuses les unes des autres et dont le respect réciproque est la condition de la coexistence pacifique.

De l'intérêt d'un protocole vigilant et fort.

9 avril 2021